Artificial Intelligence Index Report 2024
Artificial Intelligence Index Report 2024
par Chiara Sottocorona, Journaliste et Écrivain
Dans le cas de l’Intelligence Artificielle, les données fournies par l’AI Index 2024 offrent plusieurs pistes de réflexion sur les transformations et actions fondamentales que l’Europe devrait entreprendre. En voici les principales.
1) Renforcer la recherche publique
Industry continues to dominate frontier Al research.
La suprématie de l’industrie sur le monde universitaire a été établie au cours de la dernière décennie pour la frontière la plus avancée de la recherche, celle sur l’apprentissage automatique et les modèles d’IA. Le rapport de l’université de Stanford montre que d’ici 2023, les 51 modèles d’IA avancés (plus de la moitié) ont été créés par des entreprises, contre seulement 15 créés dans les universités et 21 résultants de collaborations entre les académies et l’industrie.
C’est précisément un scientifique réputé de l’université de Stanford, Fei Fei Li, qui a tiré la sonnette d’alarme devant le Congrès américain au sujet de la marginalisation des universités. Celle-ci est la conséquence des coûts très élevés de la capacité de calcul nécessaire à l’entraînement des modèles, notamment ceux de l’IA générative.
Ainsi, il s’avère que sur les 15 modèles fondamentaux de « GenAI » les plus établis au monde, seuls deux sont nés dans des universités américaines (Berkeley et Stanford), un dans une université chinoise (Shanghai) et aucun dans des universités européennes.
Lors du World AI Festival Cannes (Waicf) en février, Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle, a exhorté l’Europe à mettre davantage de ressources informatiques à la disposition des start-ups et des universités par le biais du cloud public, comme il l’a dit : « grâce au réseau européen de supercalculateurs de classe mondiale, dont deux sont situés en France, avec le Jules Verne qui sera bientôt activé en 2025 ». L’Italie dispose déjà du superordinateur Leonardo (au Cineca de Bologne) actif dans le réseau. Un autre est situé en Espagne, à Barcelone.
Toutefois, le renforcement de la recherche publique implique également d’augmenter les ressources, d’encourager les collaborations de recherche avec l’industrie et de surmonter la fragmentation nationale.
2) Renforcer l'offre d'études et de formations en IA
Le Digital Compass EU, le programme défini par la Commission européenne pour la transformation numérique au cours de la prochaine décennie, indique qu’il sera nécessaire d’employer 20 millions de spécialistes numériques avancés dans l’UE d’ici 2030. Cependant, les prévisions indiquent déjà qu’il manquera au moins 12 millions de spécialistes d’ici là. À tel point que le rapport de septembre dernier Report on the State of Digital Decade sur l’état de la décennie numérique indique la nécessité d’un « effort collectif d’investissements et de mesures visant à former de nouvelles compétences ».
Comment les nouveaux spécialistes de l’IA sont-ils formés en Europe ? Neuf programmes de master de deux ans en robotique, infrastructures cloud, cybersécurité, science des données, conception de puces, interaction humaine et design, fintech, business 4.0 et IA émotionnelle sont proposés par le réseau européen EIT Digital Master School, des cours financés à 50 % par l’UE. « Nous avons déjà formé 3 500 talents dans 17 universités de 11 pays européens, avec le soutien de 350 partenaires de l’industrie et des centres de recherche », explique Diva Tommei, Chief Innovation & Education di EIT Digital, 39 ans, chercheuse à l’université de Cambridge et créatrice de start-up (Forbes l’a classée parmi les 50 femmes les plus influentes dans le domaine de la technologie).
Les masters, qui forment 300 nouveaux étudiants chaque année, sont offerts dans notre région par l’Université de Nice-Sophia Antipolis et l’Institut Eurecom, ou encore en France à l’Université de Rennes, qui fait aussi partie du réseau de EIT Digital.
Ils sont également disponibles en Italie : le Politecnico di Milano, le Politecnico di Torino et l’Université de Bologne font partie du réseau EIT Digital. L’Italie a élargi récemment l’offre nationale : 45 universités (près de la moitié des universités italiennes) proposent des diplômes en intelligence artificielle avec des différentes spécialisations, selon un recensement effectué par Aixa (Association italienne pour l’intelligence artificielle). Et pour orienter les nouveaux talents vers la recherche, un Doctorat national en intelligence artificielle a été créé (site web PhD-AI.it) avec 5 spécialisations, chacune organisée par une université chef de file (Rome, Naples, Turin, Pise, Trente).
3) Favoriser la création d'un marché européen des capitaux.
Une fois les talents formés, il est nécessaire de les garder en Europe et non de les laisser partir vers des entreprises aux États-Unis, comme c’est le cas aujourd’hui. Pour ce faire, il faut soutenir davantage l’esprit d’entreprise innovant. C’est une autre des mesures indiquées par Bruno Le Maire dans son discours à Waicf : « Nous devons agir collectivement en Europe pour construire une union des capitaux, à l’échelle de milliards d’euros, qui est nécessaire pour garantir notre souveraineté technologique.»
L’enjeu est aussi d’orienter l’épargne des Européens vers le financement de leur avenir. « L’épargne financière des Européens représente 32.000 milliards d’euros et à peu près 15 % de cette épargne est investie en actions, alors qu’aux Etats-Unis les actions représentent 45 % de l’épargne des ménages. Si on peut inciter les Européens à investir à risque, cela représente un potentiel de 10.000 milliards d’euros » souligne le journal Les Echos dans un article publié le 3 mai 2024.
Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, dans son rapport présenté le 18 avril aux chefs d’Etat européens réunis à Bruxelles, propose aussi « L’union de l’épargne et de l’investissement » afin de retenir et de bénéficier en Europe des flux de capitaux d’investissement, aujourd’hui principalement dirigés vers les Etats-Unis. L’idée est de financer des initiatives paneuropéennes, de jeter les bases d’une véritable stratégie industrielle en matière de Deep-tech, mais aussi de soutenir le développement des start-ups et de les accompagner dans leur croissance. Une idée à l’étude, entre autres, est la création d’une bourse européenne de type Nasdaq.
Enrico Letta préconise une « union de l’épargne et des investissements » afin de retenir en Europe les flux de capitaux qui partent aujourd’hui massivement vers les Etats-Unis.
Mario Draghi, autre premier ministre italien, qui a été président de la BCE de 2011 à 2019 (et avant cela président de la Banque d’Italie) soutient également la création de l’Union des marchés de capitaux (UMC) en Europe, avec un ensemble de réformes qui permettraient d’orienter l’épargne européenne vers des secteurs stratégiques pour l’avenir. Et dans le rapport sur la compétitivité de l’Europe qu’il présentera en juin (à la demande de la Commission européenne), il souligne également la nécessité de réorganiser les infrastructures clés : réseaux énergétiques, réseaux de télécommunications, production de semi-conducteurs et approvisionnement en matières premières indispensables au développement technologique.
4) Créer des modèles alternatifs d'IA en réduisant le coût de training.
MistralAI, fleuron de la French Tech, représente le premier cas d’une start-up européenne ayant créé un modèle fondamental d’IA générative qui s’est imposée à l’international.
Mais qu’y a-t-il de véritablement européen dans son histoire ? Elle avait déjà reçu son premier financement (105 millions d’euros à la mi-2023) du fond américain Lightspeed Ventures, et dans le second tour (385 millions d’euros en décembre 2023), ce sont Andressen Horowitz (connu pour ses investissements dans la Silicon Valley) et l’entreprise Nvidia qui ont joué un rôle décisif.
Au départ, MistralAI s’était concentrée sur l’open-source, puis, une fois son modèle mis en place, elle a signé un accord avec Microsoft aux fins de le commercialiser par l’intermédiaire du service Cloud Microsoft Azure.
Créer des start-ups européennes dans le domaine de l’IA pour alimenter le business des Big Tech n’est certainement pas la meilleure façon d’avancer. Nous avons besoin d’entreprises qui préservent l’identité européenne, en créant des modèles capables de répondre sur la base de nos données et de notre civilisation, de nos valeurs. Nous avons donc aussi besoin que les financements, publics et privés, proviennent essentiellement de notre continent.
Car le premier problème à surmonter est celui du coût. Comme le rapporte AI Index 2024, Sam Altman lui-même a révélé que le coût de l’entrainement du dernier modèle d’OpenAI, le GPT4, dépassait les 100 millions de dollars. Le coût de Gemini Ultra, le modèle d’IA générative le plus avancé de Google, est estimé à 191 millions de dollars.
Cette course au gigantisme et au coût astronomique des grands modèles de langage exclut les universités et les autres acteurs indépendants des grandes entreprises. A tel point qu’en réponse, le président Biden a introduit dans son « Executive Order on AI » (promulgué le 30 octobre 2023) le rôle du National AI Research Ressource, qui aux USA est d’assurer l’accès public à des ressources de calcul et de données suffisantes pour développer la recherche de haut niveau en IA. Nous n’avons pas encore d’équivalent en Europe.
(source : AI Index 2024)
5) Soutenir les logiciels libres en favorisant la circulation des idées et des applications
En 2023 la majorité des projets de recherche en IA et de création des modèles Large Language Models dans le monde (plus de la moitié) ont été publiés en mode open-source. Un véritable changement par rapport aux trois années précédentes, comme le souligne l’AI Index 2024 : le nombre total est triplé entre 2022 et 2023.
Dans le graphique en vert, les modèles fondamentaux accessibles en modalité Open :
Le rapport indique qu’environ 18 % des projets open-source sont nés en Europe ou au Royaume-Uni. Mistral7B, le modèle LLM lancé par la start-up française MistralAI, est né en open-source, mais a ensuite fait l’objet de l’accord signé avec Microsoft.
Parmi les Big Techs, Meta est le seul à proposer les modèles LLM Llma2 et Llama3 en open-source, grâce aux choix de Yann Le Cun, qui dirige la recherche en IA de Meta (les FAIR Labs sont également à Paris) et poursuit en parallèle son activité académique. Plusieurs start-ups européennes ont rejoint la grande communauté open-source HuggingFace, alimenté par des chercheurs des deux côtés de l’Atlantique.
6) Renforcer l’offre Cloud européen et résoudre la fragmentation des télécom
L’IA et l’informatique en nuage sont désormais indissociables. Les entreprises qui intègrent des applications d’IA pour accroître leur productivité y ont accès par le biais du cloud. Et dans la plupart des cas par l’intermédiaire des trois acteurs dominants également en Europe : AWS (Amazon), Azure (Microsoft) et Google Cloud. Malgré les initiatives prises en France et en Italie pour développer un Cloud public national (notamment pour sécuriser les réseaux des administrations publiques), il n’existe pas encore en Europe d’opérateurs transnationaux capables de rivaliser avec les Américains. Le panorama est celui d’une grande fragmentation. L’association EuroCloud en France, par exemple, compte jusqu’à 120 entreprises.
De plus, l’Europe compte une centaine d’opérateurs de réseaux mobiles, qui n’opèrent souvent qu’à l’échelle nationale, contre trois aux États-Unis. « Pendant des années, l’Europe a encouragé la concurrence dans les télécommunications au sein de chaque pays dans le but de réduire les prix pour le public », observe Edoardo Segantini dans L’Economia – Il Corriere della Sera. « Les prix ont baissé, mais les entreprises se sont retrouvées sans ressources pour investir dans l’innovation. L’Europe a favorisé la concurrence, mais elle est aujourd’hui fragilisée. Cela explique les retards dans la fibre optique, la 5G et l’intelligence artificielle pour les communications.
7) Relocaliser et relancer l'industrie des semi-conducteurs
Lorsque l’on parle d’intelligence artificielle, on pense aux algorithmes ou en tout cas aux logiciels. Mais il faut élargir cette vision car l’IA doit trouver un foyer et celui-ci est représenté par les semi-conducteurs. Nous avons vu comment Nvidia est devenu un géant grâce aux GPU qui alimentent l’ère actuelle de l’IA générative. Les GPU, maintenant appelés aussi comme « l’or de l’IA » se sont imposées comme la principale plateforme informatique pour l’accélération des charges de travail d’apprentissage automatique, contribuant de manière significative aux progrès des modèles LLM.
Le plus grand producteur de GPU est Nvidia, mais sa production dépend de TSMC à Taïwan. Et nous connaissons la situation critique de Taïwan. Il existe en Europe des fabricants de semi-conducteurs, mais ils ne sont pas présents dans le secteur des GPU.
Au total, les entreprises européennes de semi-conducteurs (Infineon en Allemagne, NXP Semiconductors aux Pays-Bas, ST Microlectronics en France et en Italie) représentent moins de 10 % des ventes mondiales. Ces entreprises européennes sont principalement spécialisées dans les puces destinées au secteur automobile et aux applications industrielles où elles occupent une position de leader. Malheureusement, ils ne sont pas bien positionnés dans le domaine des puces les plus avancées et les plus demandées, telles que les GPU.
En outre, elles dépendent des États-Unis pour la conception et de l’Asie pour la fabrication.
La Commission européenne tente d’augmenter la capacité de production en Europe. Elle a également prévu 43 milliards d’euros dans le Chips Act, adopté en juillet 2023, afin d’atteindre une part de marché de 20 % en 2030.
Un problème de taille subsiste : aujourd’hui, une nouvelle usine de fabrication coûte plus de 10 milliards de dollars et si elle utilise les dernières nano-technologies, ce coût peut atteindre 20 milliards de dollars. Compte tenu du niveau d’investissement nécessaire pour les nouveaux nœuds de la nano-technologie, seule une union des trois plus grandes entreprises européennes pourrait générer les liquidités nécessaires.
L’écart avec les États-Unis risque de durer longtemps, en considérant également des investissements encouragés par l’administration Biden. En septembre dernier, le ministère américain du commerce a annoncé un investissement de 100 milliards de dollars dans le programme Chips & Science Act afin de permettre à l’industrie américaine des semi-conducteurs de concurrencer la Chine.